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14 octobre 2008 2 14 /10 /octobre /2008 17:49

L’éducation protestante, chemin vers la liberté ?

Conférence du carrefour théologique du 3 Mars 2007.

Par Luc Bussière

 

 

L’éducation protestante, chemin vers la liberté ? Vouloir répondre à la question demande au préalable un travail d’éclaircissement et de définition des termes. En effet, qu’entendons-nous nous par « éducation protestante » ? Parlons-nous d’éducation familiale ou d’éducation scolaire voire universitaire ? Quand nous qualifions l’éducation de « protestante », qu’entendons-nous par là ? Quel protestantisme ? Quelle époque du protestantisme ? Il semble y avoir  en effet un monde entre, par exemple, la création des écoles et Académies du temps de la Réforme, et la participation des protestants à la mise en place de l’école laïque au prix de l’abandon de leurs propres écoles à la fin du 19ème siècle…L’éclaircissement de ce premier point nous permettra de faire ressortir certaines valeurs communes qui ont perduré au cours des siècles et que l’on pourra caractériser de « valeurs éducatives protestantes », et ce, malgré les différences notoires que l’on pourra constater et qui pourront aussi nous interpeller aujourd’hui, dans notre contexte actuel. L’autre terme qu’il nous faut définir est celui de « liberté » : quelle liberté ? Parmi toutes les définitions proposées par les philosophes, les éducateurs et les politiques, y a-t-il une définition « protestante » de la liberté ? En quoi cette définition éclairerait une pratique éducative ? Ce n’est qu’une fois ce deuxième point traité que nous pourrons tenter de répondre à la question qui nous intéresse ici, en nous appuyant sur l’histoire, mais aussi  sur les réflexions de plusieurs penseurs protestants  dont la pertinence ne peut, à mon avis, nous laisser  indifférents ni inactifs.

 

Education protestante ?

 

L’éducation a toujours été l’objet d’une préoccupation majeure des protestants, dans le contexte familial aussi bien que dans le contexte scolaire. Nous pouvons dégager quelques « valeurs protestantes » communes, partagées au cours des siècles, avec plus ou moins de conviction selon les époques ; ces valeurs[1], nous le verrons, sont les conditions d’une liberté authentique. 

 

-        La première est cette conviction que l’enfant appartient d’abord à sa famille (alors que d’autres pencheraient pour une appartenance à l’Etat ou à l’Eglise) : c’est à la famille de former l’enfant, de diriger son âme, de meubler son esprit. La famille est l’éducateur le plus important. « Chaque famille particulière doit être une petite église particulière » écrivait Calvin à un synode français.[2] Le père et la mère sont les apôtres, les évêques et les prêtres de leurs enfants, il n’y a pas d’autorité  plus grande et plus noble sur la terre que celle des parents sur leurs enfants, disait Luther. C’est avant tout aux parents que s’adressent les réformateurs, Luther en premier, mais après lui, Mélanchton, Zwingli, Calvin et Farel, en vue de les convaincre de l’importance capitale que revêt l’éducation domestique pour l’avenir de l’Eglise et de la société tout entière[3]. Le rôle du père qui enseigne la Parole et éduque dans la foi, est central : beaucoup de réformés connaissent, ou faut-il dire aujourd’hui, « connaissaient »,  non pas le « sacerdoce de tous les croyants »[4], mais plutôt le « sacerdoce du pater familias ». Culte et lecture de la Bible en famille caractérisent pendant longtemps la famille protestante. Le rôle de la maman est capital, puisque la mère de famille huguenote n’a  pas seulement une tâche d’éducatrice mais aussi d’institutrice.[5] C’est pourquoi un vieil auteur huguenot disait : « on ne saurait rendre un plus grand service à la société que de former une bonne mère. »[6]    [7]

 

-        L’éducation protestante se caractérise également par une approche holistique de l’éducation qui intègre donc aussi la dimension spirituelle. Le livre de référence reste la Bible, dont la lecture et la compréhension restent prioritaires et conditionnelles de l’exercice de la responsabilité individuelle. L’éducation protestante reconnaît cependant à l’individu la liberté d’interpréter selon sa conscience les questions d’ordre spirituel et moral. C’est d’ailleurs cette dimension spirituelle, ce principe religieux qui, étant à la base du protestantisme, entraînent nécessairement le droit de chacun à recevoir une éducation et une instruction suffisantes.

 

-        L’éducation protestante a toujours mis l’accent sur la connaissance de la lecture et de l’écriture par tous, pour que chacun puisse accéder au texte de l’Ecriture et connaître Dieu. Réforme et alphabétisation empruntent les mêmes chemins. C’est ainsi que l’école est « le premier mot de la réforme, le plus grand  »[8], et la Bible, le premier abécédaire. Les sermons de Luther soulignent ce souci de l’instruction pour tous : « A la noblesse chrétienne de la nation allemande. » (1520) « Aux magistrats de toutes les villes allemandes pour les inviter à ouvrir et à entretenir des écoles chrétiennes » (1524). «  Prédication sur le devoir d’ envoyer les enfants à l’école » (1530). Plus tard, sous l’impulsion de Calvin, la ville de Genève décrètera l’instruction obligatoire pour tous, bien avant les lois de la fin du 19ème siècle donc.  La discipline des Eglises réformées de France stipule, en 1559, que « les Eglises feront tout devoir de dresser écoles et donneront ordre que la jeunesse soit instruite ». Ce même souci d’une instruction pour tous, obligatoire, se retrouvera chez les grands pédagogues protestants tels que Coménius, frère morave, surnommé par Piaget le « Galilée de l’éducation » en raison de ses découvertes immenses, Oberlin, ce pasteur alsacien, initiateur des « poêles à tricoter » qui devinrent en France « les écoles maternelles », sans oublier les protestants instigateurs des grandes lois scolaires du 19ème siècle. On peut noter ici un parallèle intéressant : l’apparition des écoles protestantes aux 16ème et 17ème siècles (plus de 2000 écoles et une vingtaine d’Académies) a été principalement due à l’intolérance de la religion catholique ; le protestant veut être un homme libre, sa philosophie de l’éducation ne peut que s’appuyer sur une démarche individuelle…C’est cette même motivation de liberté, colorée cependant par un peu de philosophie des Lumières, qui a poussé ces mêmes protestants à abandonner à l’Etat toutes leurs écoles au 19ème siècle, lors de la création de l’école laïque, pour mettre fin à la main mise des catholiques sur l’éducation…

 

-        Une autre de ses caractéristiques est  son souci de la vérité.  Nous pouvons lire ces phrases écrites de la plume de Valdo Durrleman : « Partout et toujours, à chaque moment de l’histoire du protestantisme français, c’est l’ardente volonté de forger des caractères par la triple proclamation de la vérité : celle qui illumine l’esprit, celle qui dirige la conscience, celle qui sauve l’âme. Recherche de la vérité : voilà pour la science ; exigence de la vérité : voilà pour la conscience ; adoration de la vérité, voilà pour l’âme. »[9] Là encore,   la vérité est liée à  la liberté : « Les fortes croyances sont un fort rempart. Les esclaves de la vérité sont des hommes libres, et la véritable indépendance commence dans le cœur…Avoir des convictions pour avoir des caractères, avoir des croyants pour avoir des citoyens, avoir des âmes énergiques pour avoir des nations puissantes ! »[10] 

 

-        Ces remarques nous conduisent à une autre valeur prisée par l’éducation protestante :  transmettre une vision positive de la vie et du travail. « Instruire un homme, ce n’est pas garnir un cerveau, c’est enseigner à vivre. »[11]  C’est le grand principe de l’éducation protestante qui consiste en l’union indissoluble de l’éducation et de l’instruction. Il ne s’agit pas d’abord de faire des savants, mais de former des hommes, de forger des caractères.  Guillaume Farel, le doyen de la Réforme française, demandait que le corps enseignant soit pourvu « de gens de bien et de bon savoir qui aient la grâce d’enseigner avec la crainte de Dieu.[12] » C’est ce qu’on appelait la « pietas litterata », ce trésor de science et de foi, principe adopté et pratiqué dans les Ecoles, collèges et Académies protestantes à l’instigation de personnalités comme  Jean Sturm, Théodore de Bèze, Mathurin Cordier, Sébastien Castellion, Claude Baduel… « Le meilleur moyen d’unir l’éducation à l’instruction, la piété à la culture, était de mettre l’une et l’autre sous l’autorité et la dépendance de la Parole de Dieu »[13]. Transmettre une vision positive de la vie et du travail consiste aussi à former des caractères : l’un des piliers de la pédagogie protestante est là. « Veux-tu enseigner aisément ? s’interrogeait Mathurin Cordier, « commence par les bonnes mœurs, commence par Dieu et les biens célestes… »[14] Calvin écrivait aux pasteurs français d’envoyer leurs enfants à l’Académie de Genève en ces termes : « envoyez-nous du bois, nous vous renverrons des flèches ! » Nous sommes proches ici de la valeur biblique de la sagesse, but primordial de l’éducation pour un Juif, avec son aspect tout à fait pratique, mais qui n’a cependant rien d’autonome par rapport à Dieu. Il est à noter ici que l’éducation protestante a souvent fait contrepoids aux idées humanistes et rationalistes qui parfois conduisaient à l’instruction pour l’instruction, seule capable, selon certains, d’accomplir la libération de l’homme : les protestants ont toujours soutenu que, même si l’instruction a son importance, le succès de la vie ne peut dépendre, ultimement, de l’effort de l’homme, mais seulement de la grâce de Dieu.

 

-        Enfin, l’éducation protestante a toujours favorisé les attitudes de responsabilité et de respect, cherchant à former des citoyens indépendants mais ayant le sens des responsabilités. Citant les valeurs du protestantisme, le projet d’établissement du Gymnase J. Sturm annonce « l’engagement de tous dans la vie quotidienne, au service du bien commun, et pour la paix et le bien-vivre dans la Cité (…) le développement de la solidarité, de la vie en communauté et de l’attention à porter aux plus faibles (…) l’importance de l’effort et du travail, de la rigueur et de l’honnêteté dans la vie quotidienne et dans la communauté scolaire. »[15]

 

Chemin vers la liberté ?

 

Nous voici arrivés à notre deuxième point. De quelle liberté parlons-nous ? Les définitions de « l’homme libre » ne manquent pas ! Les définitions d’un Jean Jacques Rousseau ont par exemple la vie dure ! « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ! » [16] L’éducation consiste alors à retrouver cet état de liberté initial, faisant confiance en la bonté naturelle de chacun, se méfiant de toute règle, contrainte extérieure, d’ordre moral ou religieux. Quand on parle de l’éducation comme un chemin qui nous rend libres, la question que l’on a à se poser est :  libres de quoi ? La pensée contemporaine dominante propose une réponse, aux antipodes de l’interprétation protestante classique de la liberté.

 

L’éducation, selon la pensée contemporaine dominante,  se veut libératrice : elle consiste en une réalisation de soi, plutôt que celle d’une individu  membre d’une communauté, voire de l’humanité. « La liberté consiste en l’usage de la méthode scientifique. Elle implique de se débarrasser de toutes choses qu’on ne peut prouver par la méthode scientifique ; celle-ci, bien sûr, présuppose que Dieu n’existe pas et que la raison autonome de l’homme est l’arbitre final de la réalité. En ces termes, la liberté signifie l’indépendance de l’homme par rapport à Dieu, et à toute loi ou standards divins, de telle sorte que la loi et la moralité ne sont pas données par Dieu, mais créées par l’homme selon des critères utilitaristes et pragmatiques. Ce but éducatif qu’est cette conception de la liberté est en tout point similaire à celui que proposait le tentateur : « vous serez comme des dieux (tout homme est son propre dieu), connaissant (c'est-à-dire déterminant par vous-même, en termes de ce qui est le meilleur pour vous , ce qui constitue) le bien ou le mal (idées qui ne sont pas des absolus, mais qui sont le fruit d’une construction humaine, de façon à ce que l’homme puisse mieux réaliser ses propres valeurs et buts). »(Genèse 3 :5). La liberté telle qu’elle a été définie par l’éducation moderne est en fait, selon les Ecritures, un péché. »[17]

 

Le but de l’éducation n’est pas donc pas atteint avec l’apparition d’un homme épanoui, cultivé, discipliné, efficace ou même hautement moral. « Il faut aussi que s’affirme simultanément et sans doute avant toutes choses un être conscient d’avoir reçu une vie toute nouvelle par grâce, un être qui manifeste ne serait-ce que partiellement cette liberté à l’égard de son moi et des contraintes qui le lieraient jusqu’à la mort dernière. « Si le Christ vous affranchit, vous serez véritablement libres »[18]. « Vous avez été appelés à la liberté, ne vous laissez pas remettre sous le joug de la servitude ».[19] « Là où est l’esprit de Christ, là est la liberté. »[20] Cet hymne à la liberté monte de toutes les pages du Saint Livre et en particulier du Nouveau Testament. L’éducation protestante soutient qu’avec ce second Adam, ce verbe de Dieu incarné, la liberté est réellement entrée dans ce monde et en chaque croyant. Une nouvelle création est déjà en gestation puisqu’il en est le premier-né et que la mort n’a pu l’anéantir. La vertu de son obéissance et sa puissance libératrice se transposent chez les hommes ses frères. L’essentiel est de lui dire « oui », un « oui » volontaire et résolu qui est le premier balbutiement de l’homme nouveau, né de l’Esprit. »[21] Il n’y a donc pas de véritable liberté sans conversion à Dieu. L’éducation protestante a été ce chemin qui conduit à la liberté dans la mesure où elle a mis Dieu et Sa Parole au centre du processus. Je dis « dans la mesure où » car toutes les voix protestantes ne sont pas aujourd’hui d’accord là-dessus : certaines avancent que la pédagogie est devenue une discipline libérée de la théologie, s’étant émancipée de sa tutelle, comme un enfant devenu adulte, et que c’est une très bonne chose!  [22]

 

L’éducation protestante, et plus largement l’éducation chrétienne va souligner le fait que la liberté se trouve dans le salut qu’offre Jésus-Christ. Au lieu d’enseigner la liberté comme étant  l’indépendance radicale vis-à-vis de Dieu, l’éducation chrétienne enseigne la liberté comme dépendance radicale vis-à-vis de Lui. Toute indépendance vis-à-vis de Lui conduit à une dépendance  et un asservissement vis-à-vis de personnes, d’idéologies, de philosophies…Ne pas adorer Dieu dans un domaine, revient à adorer d’autres dieux, automatiquement. « Tu n’adoreras que Dieu seul », tel est le premier commandement, condition de la liberté, garantie contre tout asservissement.

 

Il est une liberté que tous les protestants ont toujours défendue, quelle que soit l’époque : la liberté de conscience. L’éducation protestante en particulier l’a toujours chérie. La haute valeur que l’éducation protestante attribue à la liberté et au respect des personnes trouve sa confirmation dans la manière dont elle condamne toute tentative d’ imposer de force des croyances religieuses à l’élève. L’enseignement des idées religieuses doit toujours laisser à l’élève la permission de ne pas être d’accord avec ce qui lui est enseigné, et même de le rejeter…Le protestant ne doit obéir, ultimement, à aucune autorité extérieure mais seulement à sa conscience, informée par Dieu parlant dans la Bible. En plein milieu d’une époque où les tensions entre catholiques et protestants étaient sévères, un article du règlement de l’Académie de Nîmes stipulait : « Les écoliers de la religion contraire ne sont pas tenus d’assister au catéchisme et aux autres exercices de la religion réformée »[23]. Déclaration caractéristique de la haute estime accordée à la liberté de conscience. Il est intéressant de souligner que face à la laïcisation anti-religieuse du 19ème siècle,  l’école protestante était apparue à la plupart des protestants jusque dans les débuts de la Troisième République comme un moyen de défendre la liberté de conscience ![24]


[1] Plusieurs de ces valeurs sont présentées par un ouvrage collectif rédigé sous la direction de Glenn Smith : « Eduquer les enfants » Editions du Sommet, Québec,1998.

[2] William Monter, « La Réforme au quotidien », dans « l’Aventure de la Réforme »  sous la direction de Pierre Chaunu,  Hermé,1992

[3] Zwingli : « Comment doivent être formés les adolescents dans le milieu où ils sont nés ». Farel : « De l’instruction des enfants ». Voir aussi les déclarations des synodes de l’Eglise Réformée de France dont celui de Sainte-Foy (1578) qui engage les parents « à prendre soigneusement garde à l’instruction de leurs enfants, qui sont la semence et la pépinière de l’Eglise ».

[4] Ibid

[5] Valdo Durrleman, « L’éducation protestante », « La cause »1942.

[6] Cité par Valdo Durrleman op cit p 9.

[7] Notons que François Guizot (1787-1874) Ministre protestant de l’Intérieur puis de l’Instruction publique, s’était longtemps opposé à l’instruction obligatoire, de peur qu’elle se traduise par l’interdiction pour les parents d’être éducateurs de leurs enfants.

[8] Selon l’expression de Michelet dans son Histoire de France.

[9] Valdo Durrleman. Op cit. p 21.

[10] Comte Agénor de Gasparin (1862) à propos des Etats-Unis, dont la constitution est dans son origine le fruit des éducateurs de la Réforme. Cité par Durrleman, op cit.

[11] Valdo Durrleman. Op cit. p 12.

[12] Guillaume Farel, Sommaire (1524) cité par R. Allier, Anthologie protestante française, T I p 7.

[13] Valdo Durrleman. Op cit. p 15

[14] Mathurin Cordier, préface du « De corrupti sermonis emendatione », 1530.

[15] Site internet du Gymnase Jean Sturm de Strasbourg.

[16] Rousseau: “Du contrat social”

[17] Traduction de « Education for freedom » de Rousas John Rushdoony  tiré de “the philosophy of the Christian curriculum” Ross House Books.

[18] Evangile de Jean 8 :36.

[19] Galates 5 :1

[20] 2 Corinthiens 3 :17

[21] Pierre Tirel, pasteur de l’Eglise Réformée, article intitulé : « L’éducation protestante jadis et naguère », du recueil : La Réforme et l’éducation. Privat  1974.

[22] Maurice Baumann. « Le protestantisme et l’école ». Labor et Fides 1999.

[23] P.D Bourchemin « Etudes sur les académies protestantes en France aux XVIème et XVIIème siècles ». Paris. 1882. p 189 article XXVI. Cité par J. Fouilleron et A. Blanchard dans « La Réforme et l’éducation » Privat, 1974

[24] Jean Claude Vinard : « Les écoles primaires protestantes en France de 1815 à 1885 » p 227. Mémoire de maîtrise de la Faculté de théologie de Montpellier, Juin 2000.

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14 octobre 2008 2 14 /10 /octobre /2008 17:42

-      Nous avons vu que l’éducation protestante se caractérisait aussi par son souci de vérité. Là encore, on  peut constater un glissement dans notre compréhension du rapport entre la vérité et l’éducation / instruction aujourd’hui. Très actifs dans l’établissement de l’école laïque fin du 19ème siècle, les protestants ont manifesté envers cette nouvelle institution une confiance telle qu’ils ont fermé leurs écoles normales et la plupart de leurs écoles primaires.[1]Il y en aurait eu 1500. On peut relever que plusieurs voix protestantes restaient  prudentes. Alexandre Vinet, par exemple, l’un des premier partisans réformés de la Séparation des Eglises et de l’Etat, se réjouissait de tout ce qui contribuait à l’union des Eglises et de l’école[2]. D’autres auteurs plus récents envisagent la responsabilité de l’église envers l’école, comme moyen d’affermir l’éducation reçue au sein de la famille et de l’église.[3]Cette confiance des protestants du 19ème siècle s’appuyait sur cette idée qu’une neutralité était possible. Or nous savons bien que la neutralité n’existe pas ! Jacques Maritain, philosophe catholique écrivait : «Toute théorie pédagogique est fondée sur une conception de la vie et ressortit par suite nécessairement à la philosophie . Sans remonter jusqu'aux grands maîtres e l'Antiquité, nous constatons que de nos jours la philosophie naturaliste a donné naissance à une pédagogie naturaliste (Spencer), le sociologisme à une pédagogie sociologiste (Durkheim, Dewey, Natorp, Kerschensteiner), le nationalisme et étatisme à une pédagogie nationaliste et étatiste (Fichte et le système scolaire prussien). La pédagogie « suit le flux et reflux des courants philosophiques» c'est qu'elle n'est pas une science autonome, mais dépendante de la  philosophie (…) Qu'est ‑ce à dire, sinon que par nature la pédagogie est fonction de la philosophie, de la métaphysique ? « Il n'y a pas de pédagogie neutre : ou bien elle n'est pas pédagogie.(…) Tout pédagogue adore un dieu : Spencer la nature, Comte l'humanité, Rousseau la liberté, Freud le sexuel, Durkheim et Dewey la société, Wundt la culture, Emerson l'individu... Ou bien tout réduit à s'adapter à l'enfant et à laisser faire en tout la nature, c'est‑à‑dire au néant de pédagogie »[4] Rechercher la vérité dans l’éducation consiste à faire découler tout son processus d’une vision du monde biblique au préalable. Cornélius Van Til, ce grand penseur réformé,  raconte ainsi son parcours : « Vous savez comme moi que chaque enfant est conditionné par son environnement. Vous avez été tout autant conditionné à ne pas croire en Dieu que je l’ai été à croire. Il faut appeler les choses par leur nom ! Si vous dites que ma foi m’a été inculquée à travers le biberon, je répondrai que votre incroyance aussi vous a été inculquée à travers le biberon ! (…) C’est pour répondre à ces vœux (prononcés lors de mon baptême enfant, par mes parents) que mes parents m’ont envoyé dans une école chrétienne. Là-bas j’ai appris que ma condition de racheté du péché et mon appartenance à Dieu allait influencer et marquer tout ce que je savais et faisais. J’ai vu la puissance de Dieu dans la nature et sa providence à l’œuvre dans le cours de l’histoire. Cela a donné une certaine assise à mon salut en Christ. Bref, le monde dans sa totalité s’est peu à peu ouvert à ma compréhension. A travers mon instruction j’ai appris à considérer toutes ces questions sous la direction de la toute-puissance et de l’omniscience du Dieu dont je suis l’enfant par le Christ. Je devais apprendre à penser les pensées de Dieu après lui, en m’y efforçant dans tous les domaines de la connaissance (…)  Etre sans parti pris, c’est tout simplement une autre façon d’avoir un parti pris !  L’idée de neutralité en matière religieuse est juste une tenue de camouflage qui recouvre une attitude négative envers Dieu. Il faut bien voir que celui qui n’est pas pour le Dieu du christianisme est, de fait, contre lui[5] ». Une éducation protestante, chemin vers la liberté, cherche à transmettre une juste interprétation de la réalité, objet de tout programme d’ instruction, une juste « représentation », une juste « image » qui ne soit pas déconnectée de la Révélation, de façon à ce que l’enfant ne se fasse pas ses propres images, ou ne reçoive pas d’interprétation de la réalité sans lien avec la Révélation, ou s’opposant à celle-ci. N’est-ce pas là tout l’objet du deuxième commandement [6]?  Là encore, la notion de « piété lettrée » des premiers Réformateurs garde sa pertinence. Toute vérité est vérité de Dieu : partout où l’on peut trouver la vérité, elle appartient au Maître, disait Saint Augustin. Une éducation qui permet la transmission de la vérité libère de toute fausse interprétation asservissante[7] et prépare la pensée des hommes à aimer Dieu et à le servir. Que cette passion pour la vérité nous propulse dans des prises de positions radicales dans le domaine de l’éducation, que notre lampe sorte du boisseau ![8]

-      Quant à la valeur qui consiste à transmettre une vision positive de la vie et du travail, à forger des caractères, on constate que cet objectif est toujours bien présent, même si les moyens de l’atteindre sont divers. Emile Doumergue, fondateur de l’établissement secondaire protestant de Montauban, l’institut Jean Calvin,  écrivait : « ce qui nous menace aujourd’hui, c’est la crise des caractères et de la foi. Voilà le mal dont souffre la société politique tout autant que la société religieuse. Partout on demande des caractères, des hommes de convictions et de convictions si fortes, si inébranlables qu’ils n’hésitent pas à leur sacrifier tout. Travailler à créer de pareilles convictions, c’est rendre à notre France et à l’ humanité tout entière, le plus grand des services qui peuvent leur être rendus en ce moment. » [9] Soulignons ici que dans la perspective protestante, la formation du caractère ne fait pas appel en premier lieu aux efforts, à la contrainte purement extérieure, mais à la grâce de Dieu, à la foi en Lui, à la fréquentation de Sa Parole, seules capables de faire naître et développer le caractère de Christ en chacun de ses enfants. Car c’est la vérité qui produit la sainteté tout comme c’est la vérité qui libère ! [10] C’est en fréquentant les sages qu’on devient sages[11] ; le disciple « sera » comme son maître, a dit Jésus.[12] Il n’y a pas d’éducation protestante possible sans des parents et enseignants qui soient des modèles de foi et de vie quotidiens, sans relation étroite avec la vérité.

 

Enfin, la dernière valeur caractéristique de l’éducation protestante consiste, avons-nous dit, à favoriser les attitudes de respect et de responsabilité. Notons l’importance accordée par les  premiers réformateurs au respect de Dieu, conditionnant le respect de l’homme. Ils l’appelaient « crainte de Dieu ».  Le strasbourgeois Martin Bucer écrivait : « Les maîtres ne doivent pas se contenter d’enseigner à leurs élèves l’écriture et la lecture, mais les éduquer en la crainte de Dieu, la discipline et les bonnes manières civiques ». Le fougueux Farel, lui, demandait que le corps enseignant soit pourvu « de gens de bien et de bon savoir qui aient la grâce d’enseigner avec la crainte de Dieu ». « Avec l’Ecriture, le père et la mère, et tous ceux qui ont charge et qui conversent avec les enfants, de fait et de parole, doivent donner l’exemple à leurs enfants d’aimer, craindre et honorer Dieu. »[13] C’est d’ailleurs cette même crainte de Dieu qui est présentée comme le « début de la sagesse », « le commencement de la science. » [14] De la même manière que le respect envers son prochain est conditionné par le respect envers Dieu, l’exercice d’une réelle responsabilité est conditionné par la capacité de répondre (respondere) à celui qui nous appelle. La tentation de garder ces valeurs de respect et de responsabilité tout en essayant de leur retirer leur enracinement théologique est probablement à l’origine de leur appauvrissement, ce qui ouvre la porte à toute sortes d’asservissements. « Pour le chrétien, l’homme est responsable envers Dieu, et envers l’homme, dans la soumission à Dieu et à Sa Parole. La liberté consiste à être libre du péché, et donc de nous –mêmes et des hommes, et de toute forme d’esclavage ou de lien qui peut faire de l’homme ou de nous même son prisonnier, pour devenir  le peuple d’Alliance de Dieu en Christ, notre rédempteur et Roi »[15].

 

Conclusion.

 

Ainsi, nous avons exploré ensemble, bien rapidement, le lien qui existe entre la spécificité d’une éducation protestante et la liberté. Ce lien est mis à mal. La montée du sécularisme et du relativisme, l’absence de repères, le refus d’absolus, la laïcité qui a parfois dérapé en laïcisme, ou qui a, au minimum, favorisé un dualisme déresponsabilisant, la démission de nombreux parents dans leur tâche de premiers éducateurs, l’éclatement des familles, le taux de suicide de jeunes qui, en France, est  le plus élevé des pays d’Europe avec la Suisse malgré l’important budget accordé à l’éducation, la tendance à quitter la vie d’Eglise constatée chez de nombreux jeunes, toutes ces constatations nous poussent  à nous poser des questions. Y a-t-il encore une éducation « protestante » ? Dans les foyers ? A l’école ? A-t-elle une influence aujourd’hui ? Apporte-t-elle plus de sel et de lumière dans notre société ?

 

L’éducation protestante a perdu en influence, en crédibilité et consistance. Pour qu’elle reste un « chemin vers la liberté », ou qu’elle  porte  à nouveau tout son fruit, il est bon d’examiner les valeurs fondamentales qui la constituent, de les « revigorer », de les irriguer, de se les réapproprier pour les mettre en œuvre. Il est dans l’histoire des grands pas en avant qui ont été des retours en arrière : la Réforme par exemple, comme retour à la Parole de Dieu. Nous avons souvent fait référence à des textes datant de la Réforme ; nous lisons dans le livre de Jérémie : « Ainsi parle l’Eternel: Placez-vous sur les chemins, regardez, Et demandez quels sont les anciens sentiers, Quelle est la bonne voie; marchez-y, Et vous trouverez le repos de vos âmes! »[16] Il y a des « antiques sentiers » en matière d’éducation qui ne devraient pas nous laisser indifférents. Le renouveau de l’implication de plusieurs d’entre nous dans le domaine de l’école chrétienne s’inspire de cet héritage qui a offert tant de bons fruits et qui peut en offrir encore.

 

Face à l’état de perdition de la jeunesse allemande, Luther avait cité le texte des Lamentations de Jérémie : « Mes yeux se consument dans les larmes, mes entrailles bouillonnent, Ma bile se répand sur la terre, A cause du désastre de la fille de mon peuple, Des enfants et des nourrissons en défaillance dans les rues de la ville. Ils disaient à leurs mères: Où y a-t-il du blé et du vin? Et ils tombaient comme des blessés dans les rues de la ville, Ils rendaient l’âme sur le sein de leurs mères. » [17] Cette prise de conscience avait  été à l’origine d’un immense effort d’éducation et d’instruction systématiques, dont l’instrument principal avait été l’implantation d’écoles, lieux de transmission de savoir, de sagesse, de vérité, accompagné d’une réforme de la famille.[18] A la question « qu’est ce que l’éducation ? » un vieux professeur de l’Académie de Saumur  avait répondu : « Eduquer ? C’est enfanter à Jésus-Christ. »[19]  Cette conviction était tellement enracinée qu’un prix immense  a été payé  pour que la Bible garde sa place dans la famille comme à l’école[20]. Il y a sûrement un prix à payer aujourd’hui pour une éducation selon Dieu, pour un déracinement de nos enfants et de la jeune génération de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et leur enracinement à l’arbre de la vie ; ce prix est proportionnel à la valeur que leur  accordons. Face au pillage de notre pays et de la jeune génération, opéré par l’ennemi de nos âmes, il faut que ce cri retentisse à nouveau : « Restitue ! »[21] Oui, l’éducation protestante a encore des chemins de liberté à frayer…et à retrouver.

 

 

Luc Bussière

 

Février 2007


[1] Fédération Protestante de l’Enseignement, Laïcité et Paix scolaire, 1957 p 34

[2] Alexandre Vinet : « L’église renferme l’école ; il ne peut pas y avoir, d’après la nature même, la forme sous laquelle le Christianisme nous a été donné, d’Eglise sans école ; partout où le vrai Christianisme s’établira, vous verrez naître des écoles ; les écoles sont les premiers établissements de tous les missionnaires. » De l’instruction populaire, dans « La Famille, l’Education et l’Instruction ». De même Calvin disait : « l’Eglise n’a jamais fleuri sans écoles ».

[3] Edmund P. Clowney : « L’Eglise ». Collection théologie, Editions Excelsis  2000 p 158 à 160

[4] Jacques Maritain, Préface du livre de M. de Hovre (Oeuvres complètes T.3 p. 1407‑1408)

[5] Cornélius Van Til : « Ce que je crois », Editions Excelsis.

[6] Deutéronome 5 :8.

[7] Exode 20 : 4 à 6 expose ce deuxième commandement et conclut que se faire ses propres images pousse à l’idolâtrie et entraîne une   malédiction sur plusieurs générations.

[8] Evangile de Marc 4 : 21.

[9] Emile Doumergue, cité dans « L’Institut Jean-Calvin, plaquette pour le 20ème anniversaire ».

[10] Ephésiens 4 : 24

[11] Proverbes 13 :20a

[12] Evangile de Luc 6 :40

[13] Guillaume Farel, 1524 : Sommaire.

[14] Proverbes 1 : 7 ; 9 :10 ; Job 28 :28.

[15] Roussas John Rushdoony : “Education for freefom” op.cit. Il continue ainsi: “ L’éducation chrétienne ne consiste donc pas en un programme auquel on ajoute la Bible, mais en un programme dans lequel la parole de Dieu gouverne et donne forme à chaque sujet, chaque matière » 

[16] Jérémie 6 :16

[17] Lamentations de Jérémie 2 : 11-12

[18] Gabriel Mutzenberg : « Ils ont aussi réformé la famille », Ligue pour la lecture de la Bible

[19] Cité par Valdo Durrleman, op cit. p 122.

[20] Des milliers d’institutrices et instituteurs huguenots ont préféré la prison et la mort plutôt que d’enseigner sans la Bible. Cf Mémoire de Thomas Filipzak op. cit.

[21] D’après Esaïe 42 : 22-23.

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14 octobre 2008 2 14 /10 /octobre /2008 08:46

 

Le défi de la formation d’une pensée chrétienne dans un monde post-chrétien

Ou la vision de l’implantation d’établissements scolaires protestants évangéliques.

 

Par Luc Bussière 

 

 

Francis Schaeffer, philosophe chrétien du xxème siècle, affirmait que la nature de la vraie spiritualité était avant tout une question de pensée. « Les effets extérieurs en sont l’expression, écrivait-il, le résultat. Ce n’est pas dans le monde visible que les luttes morales se gagnent d’abord. Toutes les victoires extérieures découlent naturellement d’une cause, et cette cause se trouve dans le monde intérieur, dans nos pensées. » Comprenons l’importance de ce grand commandement de Dieu : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ta pensée, de toute ta force ». Le vrai champ de bataille, dit Frangipane, auteur chrétien réputé, est dans le domaine de la pensée. Et c’est justement ce domaine de la pensée que le christianisme contemporain a laissé en friche, reléguant trop souvent la foi à une affaire de « cœur », personnelle, séparant tout processus de développement de la pensée du développement de la foi. Petit à petit, un mur de séparation s’est bâti entre le « cœur » et « la raison », entre la foi et l’intelligence. Petit à petit, l’impact du christianisme sur la société et la culture s’est estompé  en même temps que l’église s’est entièrement déresponsabilisée de son mandat de formation, d’éducation,  en particulier de formation intellectuelle. Le défi d’une pensée chrétienne aujourd’hui, c’est le défi de l’impact du christianisme sur la société, sur la culture ; c’est, plus simplement, prendre au sérieux une partie du plus grand commandement divin.

 

            Une terre à l’abandon.

 

Les pères de l’Eglise parlaient de l’enseignant comme d’un « sculpteur d’âme », d’autres, comme d’un forgeron : Grégoire le Grand insistait sur l’importance pour l’église de former les intelligences, de ne pas laisser ce terrain de la formation de la pensée au monde ; à ce propos, il citait 1Samuel 13 : 13-22 :

 

 «   On ne trouvait point de forgeron dans tout le pays d'Israël, car les Philistins avaient dit, Empêchons les Hébreux de fabriquer des épées ou des lances. Et chaque homme en Israël descendait chez les Philistins pour aiguiser son soc, son hoyau, sa hache et sa bêche,  quand le tranchant des bêches, des hoyaux, des tridents et des haches, était émoussé, et pour redresser les aiguillons. Il arriva qu'au jour du combat il ne se trouvait ni épée ni lance entre les mains de tout le peuple qui était avec Saül et Jonathan ; il ne s'en trouvait qu'auprès de Saül et de Jonathan, son fils. »

                       

Le défi d’une pensée chrétienne consiste à forger nos propres armes ! Il n’existe pas de neutralité dans l’éducation de la pensée. «  Il n’existe aucun territoire neutre dans l’univers tout entier : car Dieu revendique chaque mètre carré et chaque dixième de seconde, et Satan lui répond en faisant de même[1] » Même devenu chrétien, disait Francis Schaeffer, je peux être une machine qui engendre la mort. Tout en ayant la vie, la vie éternelle, si je me livre à Satan et non à Christ, je peux être un instrument de mort dans ce monde extérieur. Quelle lourde responsabilité que de pouvoir semer, dans mon entourage, des germes de vie ou des germes de mort ! Or chaque individu est un champ, ce que j’y sème, c’est ce que je récolterai, ma manière de penser engendrera un certain comportement, qui affectera ma destinée.

 

C’est ici que l’on touche au point central de toute vision chrétienne de la  formation, qui a motivé par exemple l’implantation d’établissements scolaires protestants évangéliques depuis une vingtaine d’années : il ne s’agit pas « fuir le monde », mais  d’apprendre à ne pas être du monde pour mieux l’influencer ! C’est dans cette perspective qu’il nous faut considérer la nécessité des écoles chrétiennes : elles ne sont pas des ghettos, mais des « casernes » (pour reprendre l’expression de Luther), des abris, des forteresses à l’ombre desquelles Dieu veut faire venir à lui une génération, pour qu’elle s’abreuve à l’arbre de la vie, afin qu’elle soit préparée à être le sel et la lumière. Une génération de Samuel qui, éduquée  « dans le temple », sera prête à combattre les forteresses de l’ennemi à l’échelle d’un pays.

 

Etienne Gilson, philosophe catholique, écrivait à ce propos : « Il y aura toujours parmi nous des âmes désireuses de fuir le monde, mais il n’est pas sûr que le monde leur permette toujours de le fuir, car non seulement le monde s’affirme, mais il ne veut pas admettre qu’on le renonce : c’est la plus cruelle injure qu’on lui puisse infliger. Or, l’usage chrétien de l’intelligence est une injure de même sorte, et, peut-être, de toutes, celle qui le blesse le plus profondément, car mieux il se rend compte que l’intelligence est ce qu’il y a de plus haut en l’homme, plus il convoite de s’en assurer exclusivement l’hommage et de se l’asservir. Cet hommage, le premier devoir intellectuel du chrétien est de le lui refuser.[2] »

 

 

            Faute de compréhension de ces choses, faute de vision par rapport au rôle capital de la pensée chrétienne, l’église a abandonné la formation intellectuelle, la formation de la pensée ; elle l’a abandonné à l’état, qui fait ce qu’il peut, mais qui véhicule une vision du monde qui n’a rien de neutre…et nous voilà dans ce que les historiens nomment l’ère post-chrétienne. Nous n’avons que peu d’épées ! Le rôle incisif et déterminant d’une pensée chrétienne nous est pourtant rappelé par l’histoire  avec, par exemple, la création des écoles sous Charlemagne «  pour que les enfants apprennent à lire les Saintes Ecritures et méritent d’être appelés le sel de la terre…[3] », la création des Universités au moyen âge,  la création de milliers d’écoles protestantes et de dizaines d’Académies durant la Réforme etc… « Envoyez-moi du bois, disait Calvin aux pasteurs français en parlant des jeunes à former, et je vous renverrai des flèches. »

 

            Laisser ce terrain à l’abandon, c’est faire en sorte que les chrétiens soient devenus, pour reprendre l’expression de Martin Luther King, des suiveurs de culture au lieu d’en être les initiateurs, « des thermomètres qui enregistrent l’opinion de la majorité, pas des thermostats qui transforment et régulent la température de la société. 

           

 

 

 

 

 

 

 

Une pensée éclairée pour changer le monde.

 

Le christianisme est donc aussi une affaire de pensée, d’intelligence, mais d’intelligence tournée vers Dieu. En effet, la Bible dit qu’une pensée obscurcie est la conséquence du refus de l’intelligence de reconnaître qu’il y a un créateur, auteur de la création ; c’est tout le sens du premier chapitre de l’épître aux Romains : « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité se voient comme à l’œil nu, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, car ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres… [4]». 

 

Tout processus de formation intellectuelle qui se déconnecte du Créateur aboutit à un obscurcissement de  la pensée. On peut aimer Dieu de tout son cœur, tout en étant dans la confusion la plus totale quant à notre pensée : Notre vision du monde, nos valeurs, nos raisonnements etc.…Et cet obscurcissement entraîne un comportement, longuement décrit à la suite du passage cité plus haut : injustice, méchanceté, cupidité, rébellion, arrogance… L’impact du christianisme ne consiste pas à changer des comportements, mais à susciter une « métanoïa », une repentance, c’est-à-dire un changement radical dans notre manière de penser, base à partir de laquelle il est possible d’aimer Dieu de toute sa pensée. C’est alors que toute science amène à l’émerveillement, à l’adoration.

 

Un pédagogue suisse du nom d’Alexandre Vinet parlait ainsi de la formation de la pensée d’un enfant, décrivant là un type d’éducation affranchi du dualisme ambiant (séparation de la foi et de l’intelligence, le sacré et le profane ) : il faut faire entrer l’enfant dans une contemplation journalière « de toutes sortes de merveilles : les merveilles consolantes de l’amour de Dieu dans les cours bibliques, les merveilles innombrables de la nature dans l’étude des sciences, les merveilles de notre propre nature dans l’observation de nos facultés, les merveilles de la Parole dans l’analyse et la comparaison des différents modes de la communication, ce qui implique l’étude de la grammaire et de l’analyse logique ; les merveilles de la Souveraineté de Dieu et des principes que régisse en secret la marche des sociétés, dans l’histoire des nations…[5] »

 

La pensée qui se tourne vers Dieu est affranchie au contact de la vérité, elle est illuminée et peut éclairer le monde et l’histoire : je pense à un homme en particulier dont l’histoire peut nous aider à constater l’impact stupéfiant d’une pensée chrétienne sur la culture, sur l’histoire, nous faisant comprendre en même temps le pourquoi tant d’acharnement de la part de l’ennemi de nos âmes qui s’efforce de garder les chrétiens aveuglés par rapport à ce sujet, et de les emprisonner dans un christianisme de cœur au mépris de la formation de l’intellect ; je pense à cet homme qui a su ce qu’était aimer Dieu de toute sa pensée ; à sa mort en 440 après Jésus-Christ, il ne se doutait pas que sa pensée, véhiculée par ses innombrables écrits, tout entière tournée vers Dieu et inspirée par Lui, allait influencer pendant près de mille ans la vision de monde, et dominera la culture pendant plus de 500 ans : je veux parler de saint Augustin. Des cendres de la culture classique a émérgé une vision biblique du monde, plus à l’ouest. Ces chrétiens bibliques, disciples de saint Augustin, savaient ce en quoi ils croyaient et pourquoi. Ils avaient une foi, une vision et une raison de mourir. Ils ont mis le fondement pour une civilisation chrétienne. Ils ont su remplir ce vide provoqué par le délabrement de la culture classique. Si l’Islam n’a pu pénétrer et dominer l’occident, ce n’est pas seulement dû à une victoire militaire, mais à une victoire dans le monde des idées : la vision chrétienne du monde avait pu être solidement établie ; chacun avait une réponse à ces questions fondamentales qui constituent une vision du monde : qu’est-ce qui est vrai ? Qui est l’homme ? D’où vient-il ? Quel est le sens de sa vie ? Où va-t-il ? Et c’est la réponse que chacun donne à ces questions, de façon consciente ou pas, qui va nourrir la pensée d’un individu, d’un peuple, d’une nation, d’une culture ou civilisation, qui va influencer ses choix, ses actions et comportements. Et c’est grâce au fait qu’un vision biblique du monde avait été bien implantée, au travers de la pensée augustinienne surtout, qu’il n’y avait pas de « vide » à combler : le sens des choses avait déjà été défini et reçu. Une culture chrétienne allait influencer 1000 ans de civilisation, affectant la destinée des individus et des peuples.

 

Aujourd’hui, nous vivons la fin d’un monde, d’une culture ; jamais comme aujourd’hui il n’y a eu une telle quête du sens des choses, des valeurs, des repères puisque les anciens dieux que sont le scientisme, le rationalisme, l’existentialisme, sont en train de tomber. Jamais comme aujourd’hui il n’y a eu de telles opportunités ; relever le défi d’une pensée chrétienne, c’est œuvrer à plus d’espérance, plus de paix, plus de réelle entraide, plus de liberté (car c’est seulement la vérité qui affranchit). Christ est venu pour racheter sa création, pour transformer nos mentalités, pour amener toute pensée captive à son obéissance : le réveil qui vient et que nous attendons tous sera aussi une Réforme, réveillant l’église de son sommeil par rapport à la culture, libérant l’intelligence de l’obscurcissement qui l’a tenue captive pendant si longtemps, lui faisant redécouvrir ce que veut dire aimer Dieu avec sa pensée ; Dieu a confié à son peuple la responsabilité de l’éducation, dont la formation de la pensée est la pierre d’angle. Se décharger sur l’état , ou sur toute institution qui génère des pensées obscurcies parce qu’elles refusent de reconnaître un Créateur derrière la Création, c’est se déresponsabiliser, c’est accepter cette restriction des Philistins qui résonne encore aujourd’hui : « empêchons les Hébreux de fabriquer des épées ou des lances » ; si nous nous remettons à forger nos propres épées, alors l’église pourra remplir son mandat de faire de toutes les nations des disciples, car seul un renouvellement de l’intelligence peut nous faire découvrir la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait[6], seul un vaste mouvement de responsabilisation par rapport à la formation de la pensée pourra susciter des disciples accomplis, qui aimeront le Seigneur de tout leur cœur, de toute leur force, mais aussi de toute leurs pensée.

 

 

Luc Bussière

 

           

 

 

 



[1]  C.S Lewis.

[2]   « Christianisme et Philosophie » de Etienne Gilson

[3]      Concile de Châlon, 9ème siècle

[4] Rom 1 : 20-21

[5] Citation tirée de « Famille, éducation, Instruction » Payot, 1925

 

[6] Rom 12 : 2

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