L’éducation protestante, chemin vers la liberté ?
Conférence du carrefour théologique du 3 Mars 2007.
Par Luc Bussière
L’éducation protestante, chemin vers la liberté ? Vouloir répondre à la question demande au préalable un travail d’éclaircissement et de définition des termes. En effet, qu’entendons-nous nous par « éducation protestante » ? Parlons-nous d’éducation familiale ou d’éducation scolaire voire universitaire ? Quand nous qualifions l’éducation de « protestante », qu’entendons-nous par là ? Quel protestantisme ? Quelle époque du protestantisme ? Il semble y avoir en effet un monde entre, par exemple, la création des écoles et Académies du temps de la Réforme, et la participation des protestants à la mise en place de l’école laïque au prix de l’abandon de leurs propres écoles à la fin du 19ème siècle…L’éclaircissement de ce premier point nous permettra de faire ressortir certaines valeurs communes qui ont perduré au cours des siècles et que l’on pourra caractériser de « valeurs éducatives protestantes », et ce, malgré les différences notoires que l’on pourra constater et qui pourront aussi nous interpeller aujourd’hui, dans notre contexte actuel. L’autre terme qu’il nous faut définir est celui de « liberté » : quelle liberté ? Parmi toutes les définitions proposées par les philosophes, les éducateurs et les politiques, y a-t-il une définition « protestante » de la liberté ? En quoi cette définition éclairerait une pratique éducative ? Ce n’est qu’une fois ce deuxième point traité que nous pourrons tenter de répondre à la question qui nous intéresse ici, en nous appuyant sur l’histoire, mais aussi sur les réflexions de plusieurs penseurs protestants dont la pertinence ne peut, à mon avis, nous laisser indifférents ni inactifs.
Education protestante ?
L’éducation a toujours été l’objet d’une préoccupation majeure des protestants, dans le contexte familial aussi bien que dans le contexte scolaire. Nous pouvons dégager quelques « valeurs protestantes » communes, partagées au cours des siècles, avec plus ou moins de conviction selon les époques ; ces valeurs[1], nous le verrons, sont les conditions d’une liberté authentique.
- La première est cette conviction que l’enfant appartient d’abord à sa famille (alors que d’autres pencheraient pour une appartenance à l’Etat ou à l’Eglise) : c’est à la famille de former l’enfant, de diriger son âme, de meubler son esprit. La famille est l’éducateur le plus important. « Chaque famille particulière doit être une petite église particulière » écrivait Calvin à un synode français.[2] Le père et la mère sont les apôtres, les évêques et les prêtres de leurs enfants, il n’y a pas d’autorité plus grande et plus noble sur la terre que celle des parents sur leurs enfants, disait Luther. C’est avant tout aux parents que s’adressent les réformateurs, Luther en premier, mais après lui, Mélanchton, Zwingli, Calvin et Farel, en vue de les convaincre de l’importance capitale que revêt l’éducation domestique pour l’avenir de l’Eglise et de la société tout entière[3]. Le rôle du père qui enseigne la Parole et éduque dans la foi, est central : beaucoup de réformés connaissent, ou faut-il dire aujourd’hui, « connaissaient », non pas le « sacerdoce de tous les croyants »[4], mais plutôt le « sacerdoce du pater familias ». Culte et lecture de la Bible en famille caractérisent pendant longtemps la famille protestante. Le rôle de la maman est capital, puisque la mère de famille huguenote n’a pas seulement une tâche d’éducatrice mais aussi d’institutrice.[5] C’est pourquoi un vieil auteur huguenot disait : « on ne saurait rendre un plus grand service à la société que de former une bonne mère. »[6] [7]
- L’éducation protestante se caractérise également par une approche holistique de l’éducation qui intègre donc aussi la dimension spirituelle. Le livre de référence reste la Bible, dont la lecture et la compréhension restent prioritaires et conditionnelles de l’exercice de la responsabilité individuelle. L’éducation protestante reconnaît cependant à l’individu la liberté d’interpréter selon sa conscience les questions d’ordre spirituel et moral. C’est d’ailleurs cette dimension spirituelle, ce principe religieux qui, étant à la base du protestantisme, entraînent nécessairement le droit de chacun à recevoir une éducation et une instruction suffisantes.
- L’éducation protestante a toujours mis l’accent sur la connaissance de la lecture et de l’écriture par tous, pour que chacun puisse accéder au texte de l’Ecriture et connaître Dieu. Réforme et alphabétisation empruntent les mêmes chemins. C’est ainsi que l’école est « le premier mot de la réforme, le plus grand »[8], et la Bible, le premier abécédaire. Les sermons de Luther soulignent ce souci de l’instruction pour tous : « A la noblesse chrétienne de la nation allemande. » (1520) « Aux magistrats de toutes les villes allemandes pour les inviter à ouvrir et à entretenir des écoles chrétiennes » (1524). « Prédication sur le devoir d’ envoyer les enfants à l’école » (1530). Plus tard, sous l’impulsion de Calvin, la ville de Genève décrètera l’instruction obligatoire pour tous, bien avant les lois de la fin du 19ème siècle donc. La discipline des Eglises réformées de France stipule, en 1559, que « les Eglises feront tout devoir de dresser écoles et donneront ordre que la jeunesse soit instruite ». Ce même souci d’une instruction pour tous, obligatoire, se retrouvera chez les grands pédagogues protestants tels que Coménius, frère morave, surnommé par Piaget le « Galilée de l’éducation » en raison de ses découvertes immenses, Oberlin, ce pasteur alsacien, initiateur des « poêles à tricoter » qui devinrent en France « les écoles maternelles », sans oublier les protestants instigateurs des grandes lois scolaires du 19ème siècle. On peut noter ici un parallèle intéressant : l’apparition des écoles protestantes aux 16ème et 17ème siècles (plus de 2000 écoles et une vingtaine d’Académies) a été principalement due à l’intolérance de la religion catholique ; le protestant veut être un homme libre, sa philosophie de l’éducation ne peut que s’appuyer sur une démarche individuelle…C’est cette même motivation de liberté, colorée cependant par un peu de philosophie des Lumières, qui a poussé ces mêmes protestants à abandonner à l’Etat toutes leurs écoles au 19ème siècle, lors de la création de l’école laïque, pour mettre fin à la main mise des catholiques sur l’éducation…
- Une autre de ses caractéristiques est son souci de la vérité. Nous pouvons lire ces phrases écrites de la plume de Valdo Durrleman : « Partout et toujours, à chaque moment de l’histoire du protestantisme français, c’est l’ardente volonté de forger des caractères par la triple proclamation de la vérité : celle qui illumine l’esprit, celle qui dirige la conscience, celle qui sauve l’âme. Recherche de la vérité : voilà pour la science ; exigence de la vérité : voilà pour la conscience ; adoration de la vérité, voilà pour l’âme. »[9] Là encore, la vérité est liée à la liberté : « Les fortes croyances sont un fort rempart. Les esclaves de la vérité sont des hommes libres, et la véritable indépendance commence dans le cœur…Avoir des convictions pour avoir des caractères, avoir des croyants pour avoir des citoyens, avoir des âmes énergiques pour avoir des nations puissantes ! »[10]
- Ces remarques nous conduisent à une autre valeur prisée par l’éducation protestante : transmettre une vision positive de la vie et du travail. « Instruire un homme, ce n’est pas garnir un cerveau, c’est enseigner à vivre. »[11] C’est le grand principe de l’éducation protestante qui consiste en l’union indissoluble de l’éducation et de l’instruction. Il ne s’agit pas d’abord de faire des savants, mais de former des hommes, de forger des caractères. Guillaume Farel, le doyen de la Réforme française, demandait que le corps enseignant soit pourvu « de gens de bien et de bon savoir qui aient la grâce d’enseigner avec la crainte de Dieu.[12] » C’est ce qu’on appelait la « pietas litterata », ce trésor de science et de foi, principe adopté et pratiqué dans les Ecoles, collèges et Académies protestantes à l’instigation de personnalités comme Jean Sturm, Théodore de Bèze, Mathurin Cordier, Sébastien Castellion, Claude Baduel… « Le meilleur moyen d’unir l’éducation à l’instruction, la piété à la culture, était de mettre l’une et l’autre sous l’autorité et la dépendance de la Parole de Dieu »[13]. Transmettre une vision positive de la vie et du travail consiste aussi à former des caractères : l’un des piliers de la pédagogie protestante est là. « Veux-tu enseigner aisément ? s’interrogeait Mathurin Cordier, « commence par les bonnes mœurs, commence par Dieu et les biens célestes… »[14] Calvin écrivait aux pasteurs français d’envoyer leurs enfants à l’Académie de Genève en ces termes : « envoyez-nous du bois, nous vous renverrons des flèches ! » Nous sommes proches ici de la valeur biblique de la sagesse, but primordial de l’éducation pour un Juif, avec son aspect tout à fait pratique, mais qui n’a cependant rien d’autonome par rapport à Dieu. Il est à noter ici que l’éducation protestante a souvent fait contrepoids aux idées humanistes et rationalistes qui parfois conduisaient à l’instruction pour l’instruction, seule capable, selon certains, d’accomplir la libération de l’homme : les protestants ont toujours soutenu que, même si l’instruction a son importance, le succès de la vie ne peut dépendre, ultimement, de l’effort de l’homme, mais seulement de la grâce de Dieu.
- Enfin, l’éducation protestante a toujours favorisé les attitudes de responsabilité et de respect, cherchant à former des citoyens indépendants mais ayant le sens des responsabilités. Citant les valeurs du protestantisme, le projet d’établissement du Gymnase J. Sturm annonce « l’engagement de tous dans la vie quotidienne, au service du bien commun, et pour la paix et le bien-vivre dans la Cité (…) le développement de la solidarité, de la vie en communauté et de l’attention à porter aux plus faibles (…) l’importance de l’effort et du travail, de la rigueur et de l’honnêteté dans la vie quotidienne et dans la communauté scolaire. »[15]
Chemin vers la liberté ?
Nous voici arrivés à notre deuxième point. De quelle liberté parlons-nous ? Les définitions de « l’homme libre » ne manquent pas ! Les définitions d’un Jean Jacques Rousseau ont par exemple la vie dure ! « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ! » [16] L’éducation consiste alors à retrouver cet état de liberté initial, faisant confiance en la bonté naturelle de chacun, se méfiant de toute règle, contrainte extérieure, d’ordre moral ou religieux. Quand on parle de l’éducation comme un chemin qui nous rend libres, la question que l’on a à se poser est : libres de quoi ? La pensée contemporaine dominante propose une réponse, aux antipodes de l’interprétation protestante classique de la liberté.
L’éducation, selon la pensée contemporaine dominante, se veut libératrice : elle consiste en une réalisation de soi, plutôt que celle d’une individu membre d’une communauté, voire de l’humanité. « La liberté consiste en l’usage de la méthode scientifique. Elle implique de se débarrasser de toutes choses qu’on ne peut prouver par la méthode scientifique ; celle-ci, bien sûr, présuppose que Dieu n’existe pas et que la raison autonome de l’homme est l’arbitre final de la réalité. En ces termes, la liberté signifie l’indépendance de l’homme par rapport à Dieu, et à toute loi ou standards divins, de telle sorte que la loi et la moralité ne sont pas données par Dieu, mais créées par l’homme selon des critères utilitaristes et pragmatiques. Ce but éducatif qu’est cette conception de la liberté est en tout point similaire à celui que proposait le tentateur : « vous serez comme des dieux (tout homme est son propre dieu), connaissant (c'est-à-dire déterminant par vous-même, en termes de ce qui est le meilleur pour vous , ce qui constitue) le bien ou le mal (idées qui ne sont pas des absolus, mais qui sont le fruit d’une construction humaine, de façon à ce que l’homme puisse mieux réaliser ses propres valeurs et buts). »(Genèse 3 :5). La liberté telle qu’elle a été définie par l’éducation moderne est en fait, selon les Ecritures, un péché. »[17]
Le but de l’éducation n’est pas donc pas atteint avec l’apparition d’un homme épanoui, cultivé, discipliné, efficace ou même hautement moral. « Il faut aussi que s’affirme simultanément et sans doute avant toutes choses un être conscient d’avoir reçu une vie toute nouvelle par grâce, un être qui manifeste ne serait-ce que partiellement cette liberté à l’égard de son moi et des contraintes qui le lieraient jusqu’à la mort dernière. « Si le Christ vous affranchit, vous serez véritablement libres »[18]. « Vous avez été appelés à la liberté, ne vous laissez pas remettre sous le joug de la servitude ».[19] « Là où est l’esprit de Christ, là est la liberté. »[20] Cet hymne à la liberté monte de toutes les pages du Saint Livre et en particulier du Nouveau Testament. L’éducation protestante soutient qu’avec ce second Adam, ce verbe de Dieu incarné, la liberté est réellement entrée dans ce monde et en chaque croyant. Une nouvelle création est déjà en gestation puisqu’il en est le premier-né et que la mort n’a pu l’anéantir. La vertu de son obéissance et sa puissance libératrice se transposent chez les hommes ses frères. L’essentiel est de lui dire « oui », un « oui » volontaire et résolu qui est le premier balbutiement de l’homme nouveau, né de l’Esprit. »[21] Il n’y a donc pas de véritable liberté sans conversion à Dieu. L’éducation protestante a été ce chemin qui conduit à la liberté dans la mesure où elle a mis Dieu et Sa Parole au centre du processus. Je dis « dans la mesure où » car toutes les voix protestantes ne sont pas aujourd’hui d’accord là-dessus : certaines avancent que la pédagogie est devenue une discipline libérée de la théologie, s’étant émancipée de sa tutelle, comme un enfant devenu adulte, et que c’est une très bonne chose! [22]
L’éducation protestante, et plus largement l’éducation chrétienne va souligner le fait que la liberté se trouve dans le salut qu’offre Jésus-Christ. Au lieu d’enseigner la liberté comme étant l’indépendance radicale vis-à-vis de Dieu, l’éducation chrétienne enseigne la liberté comme dépendance radicale vis-à-vis de Lui. Toute indépendance vis-à-vis de Lui conduit à une dépendance et un asservissement vis-à-vis de personnes, d’idéologies, de philosophies…Ne pas adorer Dieu dans un domaine, revient à adorer d’autres dieux, automatiquement. « Tu n’adoreras que Dieu seul », tel est le premier commandement, condition de la liberté, garantie contre tout asservissement.
Il est une liberté que tous les protestants ont toujours défendue, quelle que soit l’époque : la liberté de conscience. L’éducation protestante en particulier l’a toujours chérie. La haute valeur que l’éducation protestante attribue à la liberté et au respect des personnes trouve sa confirmation dans la manière dont elle condamne toute tentative d’ imposer de force des croyances religieuses à l’élève. L’enseignement des idées religieuses doit toujours laisser à l’élève la permission de ne pas être d’accord avec ce qui lui est enseigné, et même de le rejeter…Le protestant ne doit obéir, ultimement, à aucune autorité extérieure mais seulement à sa conscience, informée par Dieu parlant dans la Bible. En plein milieu d’une époque où les tensions entre catholiques et protestants étaient sévères, un article du règlement de l’Académie de Nîmes stipulait : « Les écoliers de la religion contraire ne sont pas tenus d’assister au catéchisme et aux autres exercices de la religion réformée »[23]. Déclaration caractéristique de la haute estime accordée à la liberté de conscience. Il est intéressant de souligner que face à la laïcisation anti-religieuse du 19ème siècle, l’école protestante était apparue à la plupart des protestants jusque dans les débuts de la Troisième République comme un moyen de défendre la liberté de conscience ![24]
[1] Plusieurs de ces valeurs sont présentées par un ouvrage collectif rédigé sous la direction de Glenn Smith : « Eduquer les enfants » Editions du Sommet, Québec,1998.
[2] William Monter, « La Réforme au quotidien », dans « l’Aventure de la Réforme » sous la direction de Pierre Chaunu, Hermé,1992
[3] Zwingli : « Comment doivent être formés les adolescents dans le milieu où ils sont nés ». Farel : « De l’instruction des enfants ». Voir aussi les déclarations des synodes de l’Eglise Réformée de France dont celui de Sainte-Foy (1578) qui engage les parents « à prendre soigneusement garde à l’instruction de leurs enfants, qui sont la semence et la pépinière de l’Eglise ».
[4] Ibid
[5] Valdo Durrleman, « L’éducation protestante », « La cause »1942.
[6] Cité par Valdo Durrleman op cit p 9.
[7] Notons que François Guizot (1787-1874) Ministre protestant de l’Intérieur puis de l’Instruction publique, s’était longtemps opposé à l’instruction obligatoire, de peur qu’elle se traduise par l’interdiction pour les parents d’être éducateurs de leurs enfants.
[8] Selon l’expression de Michelet dans son Histoire de France.
[9] Valdo Durrleman. Op cit. p 21.
[10] Comte Agénor de Gasparin (1862) à propos des Etats-Unis, dont la constitution est dans son origine le fruit des éducateurs de la Réforme. Cité par Durrleman, op cit.
[11] Valdo Durrleman. Op cit. p 12.
[12] Guillaume Farel, Sommaire (1524) cité par R. Allier, Anthologie protestante française, T I p 7.
[13] Valdo Durrleman. Op cit. p 15
[14] Mathurin Cordier, préface du « De corrupti sermonis emendatione », 1530.
[15] Site internet du Gymnase Jean Sturm de Strasbourg.
[16] Rousseau: “Du contrat social”
[17] Traduction de « Education for freedom » de Rousas John Rushdoony tiré de “the philosophy of the Christian curriculum” Ross House Books.
[18] Evangile de Jean 8 :36.
[19] Galates 5 :1
[20] 2 Corinthiens 3 :17
[21] Pierre Tirel, pasteur de l’Eglise Réformée, article intitulé : « L’éducation protestante jadis et naguère », du recueil : La Réforme et l’éducation. Privat 1974.
[22] Maurice Baumann. « Le protestantisme et l’école ». Labor et Fides 1999.
[23] P.D Bourchemin « Etudes sur les académies protestantes en France aux XVIème et XVIIème siècles ». Paris. 1882. p 189 article XXVI. Cité par J. Fouilleron et A. Blanchard dans « La Réforme et l’éducation » Privat, 1974
[24] Jean Claude Vinard : « Les écoles primaires protestantes en France de 1815 à 1885 » p 227. Mémoire de maîtrise de la Faculté de théologie de Montpellier, Juin 2000.