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9 novembre 2010 2 09 /11 /novembre /2010 12:05

Nicolas BERDIAEFF

Cinq Méditations sur l’Existence.

 

Extraits de la première méditation :

La situation tragique du philosophe et les taches de la philosophie.

 

 

Berdiaeff constate que la philosophie est l’objet d’un conflit avec la religion d’une part, et la science d’autre part. Pourtant :

 

« La religion procède de la révélation, mais par elle-même la révélation n’est pas en conflit avec la connaissance. Au contraire, elles se correspondent : dans ma vie la révélation est ce qui m’est découvert, et la connaissance ce que je découvre par mes propres moyens. Comment pourrait-il y avoir conflit entre ce que je trouve, moi-même, par la connaissance et ce  qui m’est montré par la religion ? »

 

Le problème vient de la différence qu’il y a entre la révélation de Dieu, essence de la religion, et la religion, phénomène social, interprétation des hommes : la théologie, comme la philosophie, sont un acte humain de connaissance, à ne pas confondre avec la Révélation elle-même qui est non l’œuvre des hommes, mais celle de Dieu.

 

Une constatation : toute théologie renferme quelque philosophie, sanctionnée par la société religieuse… La théologie des docteurs de l’Eglise contenait une dose très importante de philosophie…

 

« Tandis que la conscience religieuse des Grecs soumettait la vie au destin, leur philosophie la subordonnait à la raison. Elle en a pris une portée universelle, et posé le fondement de l’humanisme européen. »

 

« C’est pourquoi il ne faut pas s’attendre à ce que la philosophie renonce jamais à poser et si possible à résoudre les problèmes dont traite la religion, que la théologie considère comme son monopole. La philosophie comporte un aspect de prophétisme ; et ce n’est pas sans raison qu’on a proposé de diviser la philosophie en scientifique et prophétique[1]. C’est précisément la philosophie prophétique qui entre en conflit avec la religion et la théologie, car la philosophie scientifique resterait neutre. Mais le philosophe authentique, l’homme qui est philosophe par vocation, ne veut pas seulement connaître le monde, il désire le modifier, l’améliorer, le régénérer. Comment pourrait-il en être autrement s’il est vrai que la philosophie est avant tout une doctrine sur le sens de notre existence, de notre destinée ? Le philosophe a toujours prétendu, non pas seulement à l’amour de la sagesse, mais à la sagesse même, de sorte que renoncer à la sagesse, c’est renoncer à la philosophie, la remplacer par la science. Certes, la philosophie est avant tout connaissance ; mais c’est la connaissance totalitaire, embrassant tous les aspects de l’homme et de l’existence humaine. Il lui est essentiel d’ouvrir les voies à la réalisation du Sens ; et parfois les philosophes ont cédé à un empirisme et à un matérialisme grossiers. Le propre du philosophe qui mérite ce nom, c’est l’amour de l’au-delà, il cherche par delà le monde ce qui le transcende ; et il ne saurait se satisfaire d’une connaissance qui le retienne ici- bas. Il appartient à la philosophie de percer les murs de l’univers empirique, qui nous contraint et nous presse de toutes partes, pour entrer dans l’univers intelligible, dans le monde transcendant ; et je pense même que c’est la désaffection envers ce qui nous environne, le dégoût de la vie empirique qui engendre l’amour de la métaphysique. » (p 15)

 

« Là est le principe du tragique, comme il atteint le philosophe. D’une part, la philosophie ne peut pas, ne veut pas dépendre de la religion ; de l’autre, dès qu’elle est coupée de l’expérience religieuse, il faut que l’être lui manque et qu’elle s’étiole. A vrai dire, c’est toujours à des sources religieuses que la philosophie s’est rafraîchie. Les doctrines présocratiques étaient intimement liées à la vie religieuse des Grecs, le platonisme a été en rapport avec l’orphisme et les mystères. La philosophie médiévale, consciemment, a été chrétienne. On peut trouver aussi des fondements religieux à la pensée de Descartes, de Spinoza, et de Leibnitz, de Berkeley et bien entendu à l’idéalisme allemand. » (p 15-16)

 

Avec les temps modernes, à commencer par Descartes, le christianisme s’introduit dans l’intimité même de la pensée et il transforme toute la problématique ; conformément à la révolution opérée par le christianisme, l’homme est installé au centre de l’univers. De par sa tendance essentielle, la philosophie hellénique était tournée vers l’objet. Si la philosophie moderne est tournée vers le sujet, c’est une conséquence du christianisme qui a affranchi l’homme en le soustrayant au pouvoir du monde des objets, de la nature ; et l’on voit apparaître le problème de la liberté que la pensée grecque ignorait. » (p 16)

 

« La philosophie, comme aussi bien la science, peut favoriser la religion par son action purificatrice, elle peut la débarrasser d’éléments de caractère extra-religieux, sans lien nécessaire avec la Révélation, qui sont de provenance sociale, manifestent des formes périmées de savoir ou de société ». (p 17)

 

Mais le philosophe « n’a pas encore réussi à s’émanciper de la religion, ou plus exactement de la théologie et de l’autorité ecclésiastique, qu’on lui demande de se soumettre à la science. Affranchi du pouvoir d’en haut, il est assujetti au pouvoir d’en bas. » (p 17)

 

Max Scheler juge le scientisme une rébellion d’esclaves : c’est la révolte de l’inférieur contre le supérieur. « Pourquoi refuser de se soumettre à la religion si l’on consent à se soumettre à la science ? Scheler pense qu’au contraire, en se soumettant à la foi, la philosophie se serait rendue maîtresse des sciences ; mais il faut le souligner, à la foi, non à la théologie, à l’autorité extérieure de l’Eglise, à la religion en tant qu’institution sociale, puisque la foi, expérience intérieur et spirituelle, régénération de l’âme, ne peut asservir la philosophie, mais doit la nourrir. Si elle s’en est détachée, si elle ne prend plus la foi comme la lumière intérieure de la connaissance, c’est qu’elle a eu à lutter contre la religion autoritaire qui punissait par le bûcher la témérité de la connaissance ». (p 18)

 

Ces conditions ont rendu tragique la situation du philosophe : du philosophe incroyant : « car l’absence de tragique est ce qui fait le tragique du philosophe sans foi ». Du philosophe croyant, car il est dans l’impuissance d’oublier sa foi, d’oublier ce qui lui a été révélé par la foi : « il ne s’agit plus ici du problème extérieur des relations entre le philosophe et d’autres hommes, les représentants de la religion ; mais du problème intime du rapport entre la connaissance philosophique du philosophe et sa propre foi, sa propre expérience spirituelle, qui lui ouvre d’autres perspectives. » (p 19)

 

« C’est une erreur de croire que l’émotion ne puisse être que subjective, tandis que la pensée serait objective ; une erreur de croire que le sujet connaissant n’entre en contact avec l’être que par l’intellect et que l’émotion le maintient dans son univers subjectif. C’est celle de presque toute la philosophie grecque, qui s’efforçait de passer de l’opinion à la science ; c’est celle de la majorité des philosophes. »

 

« La connaissance philosophique est un acte spirituel, et dans cet acte, non seulement opère l’intellect, mais converge la totalité des forces spirituelles de l’homme, son être voulant et son être sentant. Actuellement, on tend de plus en plus à admettre l’existence d’une connaissance émotionnelle, comme le pensait Pascal…C’est un préjugé de penser que la connaissance est toujours rationnelle, qu’il n’y a pas de connaissance irrationnelle. Nous connaissons beaucoup plus par le sentiment que par l’intelligence : il est remarquable que, non seulement la sympathie et l’amour, mais même l’inimitié et la haine puissent être des auxiliaires de la connaissance. Le cœur est au centre de l’homme total. Vérité avant tout chrétienne. Tout le côté appréciatif de la connaissance est affectif ; il exprime « les raisons du cœur ». Les jugements de valeur jouent un rôle extrêmement important dans la connaissance philosophique. Puisque le Sens ne peut être connu sans jugements de valeur, la connaissance du Sens est avant tout une connaissance du cœur. C’est l’être total de l’homme qui connaît, dans la connaissance philosophique ; et c’est pourquoi à la connaissance vient nécessairement se joindre la foi. Elle s’introduit dans toute spéculation philosophique, si rationnelle soit-elle ; elle inspirait Descartes, Spinoza, Hegel. » (p 21)

 

« La philosophie n’est possible qu’à la condition qu’elle possède sa manière propre de connaître, distincte du mode scientifique de connaissance. Une philosophie « scientifique » est la négation de la philosophie, le démenti de sa primauté. Au contraire, admettre une connaissance émotionnelle, une connaissance par le sens de la valeur, par la sympathie et l’amour, ce n’est pas nier la raison. »

 

« Le cœur et la conscience demeurent les agents suprêmes de l’évaluation et de la connaissance du sens des choses. »

 

« A la source de la philosophie est l’expérience de l’existence humaine dans sa plénitude. » Dans cette expérience on ne peut séparer la vie intellectuelle et la vie affective de la vie volontive. La raison est indépendante de toute autorité du dehors, extérieurement autonome ; elle ne l’est pas intérieurement, par rapport à la vie totale du philosophe engagé  dans la connaissance. Elle ne se laisse pas séparer de ses sentiments et de sa volonté, de ses amours et de ses haines, de ses jugements de valeur. C’est dans son être même, dans son existence intime qu’elle trouve son fondement ontologique ; elle change suivant que le philosophe est un croyant ou un incrédule ; elle varie d’après la croyance, suivant que la conscience se dilate ou se rétrécit. La Révélation la transforme. » (p23)

 

« Mais la raison devient autre quand Dieu se révèle à l’homme : elle subit un ébranlement, se transforme intérieurement, aperçoit nettement ses contradictions et ses limites. Cependant, dans l’accueil même par lequel l’homme reçoit la révélation, se trouve déjà, ne serait-ce qu’à l’état embryonnaire, quelque philosophie. La Révélation fournit les réalités, les données d’ordre mystique ; mais l’attitude de la pensée à l’égard de ces réalités et de ces données n’a rien à voir avec la révélation elle-même, car c’est déjà telle ou telle philosophie définie. »

 

« Trois facteurs concourent à la connaissance : l’homme lui-même, Dieu et la nature ; elle résulte de l’action réciproque de la culture humaine, de la grâce divine et de la nécessité naturelle ; et la tragédie du philosophe provient de ce que l’on prétend restreindre sa connaissance, tantôt en invoquant la grâce divine, tantôt en universalisant la nécessité naturelle. La philosophie doit entrer en conflit avec la religion d’une part, avec la science de l’autre, si elle se donne pour objet Dieu et la nature ; mais son domaine, c’est par excellence l’existence humaine, la destinée humaine, le sens humain. C’est de l’homme que le philosophe connaît Dieu et la nature… » (p 25)

 

 Tout le monde a sa propre philosophie…. « Partout il existe une philosophie courante, caractéristique de tel ou tel groupe social, classe ou profession, comme il existe une politique courante. Le même homme qui éprouve de l’aversion envers la philosophie et qui méprise les philosophes, a sa philosophie privée. »

 

Le philosophe se retrouve ainsi souvent seul…. « la situation du philosophe le rapproche de la vocation prophétique ».

 

« Comme tout acte créateur, l’acte de connaissance demande à l’homme de choisir entre deux attitudes. Ou l’homme se met face au mystère de l’être, face à Dieu ; et dans ce cas se forme la connaissance initiatrice, originale, la philosophie authentique, l’homme reçoit l’intuition et la révélation. Ou bien il se tourne face à autrui et à la société ; et par ce mouvement la connaissance philosophique, comme la révélation religieuse, s’adapte à la nature de la société et s’objective. C’est alors que l’homme est le mieux défendu ; mais il achète trop souvent cette protection en faussant sa conscience par le mensonge socialement utile. Devant les autres, devant la société, tout homme devient un acteur car c’est déjà l’être, que d’écrire. On joue un rôle parce qu’on occupe une place dans la société. L’acteur dépend des autres, du public ; aussi sa fonction est protégée par la police. Au contraire, l’homme qui pour connaître se tient face à Dieu, non seulement parle peut-être dans le désert, mais il est exposé aux attaques de la religion et de la science, devenues des institution sociales. Ainsi le veut la nature de la philosophie à sa naissance, ainsi la tragédie du philosophe. » (p 29)

 

« Même quand elle aspire à l’objectivité, la philosophie ne peut pas ne pas être personnelle. Toute philosophie de valeur porte la marque de la personnalité de son auteur. Ce n’est pas vrai seulement des philosophies très individualisées de saint Augustin ou de Pascal, de Kierkegaard, de Schopenhauer ou de Nietzsche, car ce ne l’est pas moins de celles de Platon et de Plotin, de Spinoza, de Fichte et de Hegel. La personnalité du philosophe se manifeste déjà dans le choix des problèmes et dans la préférence pour l’un des types de philosophie distingués plus haut, puis dans la nature des intuitions prédominantes, dans la répartition de l’attention, dans l’ampleur de l’expérience spirituelle. » (p 32)

 

« Ce qui connaît, ce n’est pas l’esprit universel, ou la raison universelle, ni le sujet impersonnel, la « conscience en général » ; c’est le moi, l’homme comme existence concrète, la personne ; et le problème fondamental de la connaissance, c’est celui de ma connaissance, de la connaissance personnelle de l’homme lui-même. Toute pensée créatrice est intimement individuelle, non que l’individu y soit emprisonné en lui-même, limité ; les rayons lumineux sortent d’un unique foyer, mais la manière dont ils sont recueillis varie d’homme à homme.

 

Il ne faut pas croire les philosophes quand ils prétendent leurs pensées pures de toute affectivité. C’est encore par le sentiment que connaît « le plus objectif » et « le plus impersonnel » d’entre eux. Il est certain que Descartes a dû, pour arriver à son cogito, passer par l’émotion, il a éprouvé sa découverte dans une extase d’ordre émotionnel.[2] »

 

« Derrière toute philosophie se cache le tourment de la vie, du Sens, de la destinée ; et la philosophie est avant tout doctrine de l’homme, la doctrine de l’homme intégral par l’homme intégral (…) Il n’est pas possible d’affranchir la philosophie de l’anthropocentrisme et de l’anthropologisme (…) La philosophie ne peut pas être autonome, si l’on veut dire par là qu’elle serait détachée de l’homme total et de son expérience vitale, indépendante du sujet connaissant immergé dans l’être. Elle ne pourrait y prétendre qu’en s’aveuglant (…) La philosophie est nécessairement anthropologique en ce sens qu’elle ne saurait être détachée de la vie, qu’elle ne peut être exclusivement théorique. » (p 35)

 

Nicolas Berdiaev : entre révolution et religion

 

 



Nicolas Berdiaev naît à Kiev en 1874 dans une famille noble non pratiquante. Déporté pour ses idées révolutionnaires dans le nord de la Russie en 1898, il étudie, dès sa libération, la philosophie à Heidelberg, puis s'installe à Moscou. Attiré de plus en plus par la religion et la philosophie religieuse orthodoxe, il publie des articles qui, réunis en 1907 sous le titre « Sub specie aeternitatis », forment une doctrine très influente chez les intellectuels non marxistes de la Société philosophico-religieuse, créée la même année. En 1909, converti au christianisme, il rallie l'Eglise orthodoxe. Mais son amour de la liberté se heurte à cette institution qu'il juge trop rigide et, à bien des égards, réactionnaire.
Les atrocités de la Grande Guerre le déconcertent. En 1916, Berdiaev publie le « Sens de l'acte créateur - Essai d'une justification de l'homme ». Dans ce qui est devenu son ouvrage majeur, le philosophe pose comme postulat que le sens et le but de la vie humaine ne sont pas seulement la recherche du salut personnel mais la continuation de l'oeuvre du Créateur.
La révolution de 1917 le surprend. La politique de Lénine le terrifie. Il accepte néanmoins l'expérience socialiste. Fondateur en 1919 de l'Académie libre de Culture spirituelle, Berdiaev devient en 1920 professeur à l'université de Moscou. Les autorités l'en expulsent en 1922. Réfugié un temps à Berlin, installé définitive- ment à Clamart en 1925, il approfondit sa réflexion, tout entière centrée sur la question de la liberté humaine, à la lumière de la foi chrétienne. En 1948, il meurt à Clamart, en homme libre. Ph. A.

 

 

 



[1] Jaspers.

[2] J. Maritain : « Le Songe de Descartes »

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